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Un  »Lac des cygnes » gay friendly

Il lui pose la main sur l’épaule, le pousse au milieu des autres, le pilote à distance, accélération, freinage, lui apprend même à danser pour mieux le secouer comme un prunier. Rapport de force, abus de pouvoir, rien ne va droit pour le Prince Siegfried manipulé par son précepteur, Wolfgang, alias Rothbart le sorcier, héros du Lac des cygnes, de Tchaïkovski, dans la version chorégraphiée en 1984 par Rudolf Noureev (1938-1993). Trop jeune, trop sincère, le Prince en paiera le prix.

Une affaire de mâles, Le Lac des cygnes ? Allons bon ! Revu par Noureev, le chef-d’ouvre chorégraphié en 1895 par Marius Petipa et Lev Ivanov, à l’affiche de l’Opéra Bastille à Paris, prend un virage. Exit la femme-cygne devenue la star emblématique de la danse classique ? Evidemment non, même si elle laisse des plumes dans l’affaire. « Contrairement au scénario originel, Noureev s’est concentré sur le Prince et sa relation à Wolfgang-Rothbart qui devient la figure d’autorité en l’absence du père, affirme Florence Poudru, historienne. Le cygne et le corps de ballet deviennent décoratifs et servent de cadre à leur relation. Mais il faut rappeler que, depuis la version Petipa-Ivanov, ce ballet est l’un des plus modifiés de l’histoire de la danse. » Alors, chacun fait, fait, fait ce qui lui plaît, plaît, plaît (ou presque) !

« Une image effrayante du désir homosexuel »

Les remaniements de Noureev se sont opérés en deux grandes étapes. En 1964, celui « qui se chorégraphiait ce qu’il rêvait de danser », selon la formule d’Ariane Dollfus, auteure de la biographie Noureev. L’Insoumis, présente à Vienne une première version qui muscle l’action autour de Siegfried. Un critique rebaptise illico le spectacle Un ballet nommé Siegfried ! « C’est incontestablement à travers le Prince que tout arrive, insiste Ariane Dollfus. Noureev disait que la plupart des productions du Lac négligeaient le personnage alors que la tragédie de ce ballet est le fait de Siegfried et non du cygne. »

Vingt ans plus tard, en 1984, pour le Ballet de l’Opéra national de Paris, il donne du volume aux deux rôles masculins non dansés : celui du précepteur Wolfgang, généralement inconsistant, et du sorcier Rothbart, interprété par un homme vieillissant. Son idée psy choc : n’en faire qu’un seul personnage désormais interprété par le même danseur. « Ce double devient la figure maléfique de Wolfgang-Rothbart, qui humilie le Prince en permanence, souligne Ariane Dollfus. Noureev l’a mise en scène sciemment comme une image effrayante du désir homosexuel. Curieusement, alors que dans sa vie privée il était très provocateur même s’il n’a jamais fait son coming out, il est resté assez discret dans ce ballet. »

Un pouvoir tordu

Cette question de l’homosexualité du Prince, dans Le Lac selon Noureev, reste ouverte. Les avis divergent. Le journaliste René Sirvin, qui a bien connu le danseur, tempère : « Tout dépend de l’interprétation plus ou moins efféminée de Siegfried. » Mme Poudru affirme : « Ce n’est pas explicite, mais c’est bien là. » « On pourrait dire que c’est une version gay friendly, dit Mme Dollfus. S’il n’est pas question de sexe, il y a une ambiguïté. Ne serait-ce que la fameuse danse polonaise, interprétée par des hommes alors qu’elle l’est originellement par des couples, elle a tout pour interpeller le Prince en plein questionnement sur sa sexualité ! »

Ce jeu double face donne un pouvoir tordu à Wolfgang-Rothbart en noircissant son initiation du Prince d’une séduction trouble. « C’est un personnage très excitant, ultra-dominant, omniprésent pendant le spectacle, commente Karl Paquette, danseur étoile de l’Opéra national de Paris, impérial dans le rôle depuis 2002. C’est lui qui injecte cette dimension homosexuelle présente en filigrane dans la version de Noureev. J’aime beaucoup ce rôle complexe. » Dans celui du jeune Prince qu’il auréole d’une tension fragile, l’étoile Mathias Heymann tire un couplet rien qu’à lui. « Il y a une fascination évidente de Siegfried pour son précepteur qu’il idéalise tout en rejetant son côté manipulateur, commente-t-il. Par ailleurs, Siegfried, qui n’a encore rien vécu, est attiré par le danger et ira jusqu’au bout. »

« Cygne symboliquement hermaphrodite »

Le thème de l’homosexualité dans Le Lac des cygnes, remonté par des chorégraphes de tous bords, a pris, depuis une vingtaine d’années, une force aiguë. « Est-ce parce que l’homosexualité n’est plus un tabou et fait aujourd’hui partie de nos mours qu’elle se trouve de ce fait plus facile à exploiter ? », s’interroge le chorégraphe John Neumeier, qui mit en scène en 1976 un magistral Illusions Like Swan Lake, sous le signe du dédoublement du Prince et d’une possible homosexualité refoulée.

Parmi les gros succès, le Swan Lake (1995) du Britannique Matthew Bourne, qui transpose l’action à la cour d’Angleterre dans les années 1950, fait atterrir dans le lit du jeune Prince une horde de cygnes interprétés par des hommes agressifs. Que l’esthétique soit minimaliste à la manière de l’Allemand Raimund Hoghe en 2005 ou afro-contemporaine, comme chez la Sud-Africaine Dada Masilo en 2010, la revendication est là. « La couleur homosexuelle donnée à ce classique tient évidemment à la nature du cygne symboliquement hermaphrodite, souligne Florence Poudru. Un autre bon prétexte est aussi fourni par l’histoire même de Tchaïkovski dont on connaît l’homosexualité latente. Cela permet à nombre de chorégraphes de s’engouffrer dans cette thématique. » Et de faire perdurer ce conte de l’amour idéal et de la difficulté à décider de sa vie. Thèmes increvables d’un ballet intemporel.

    Le Lac des cygnes, de Rudolf Noureev. Ballet de l’Opéra national de Paris. Opéra Bastille. Jusqu’au 9 avril. De 5 à 130 euros. www.operadeparis.fr

Source : LeMonde




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