TRAITEMENTS DE SUBSTITUTION
AUX OPIACES : STUPEFIANTE MANOEUVRE ARRIERE
Lettre ouverte Xavier
Bertrand, Ministre de la Sant
Paris, le
2006
Monsieur le
Ministre,
Sous l’impulsion de la
MILDT, la Commission Nationale des Stupfiants a rcemment propos le classement
du Subutex comme produit stupfiant. Pour nous, usagers des produits de
substitution et professionnels de l’intervention en toxicomanie, ce geste
inattendu apparat comme un dsaveu en mme temps que comme un signal en
direction de ceux qui, en dpit des rsultats obtenus, continuent de considrer
ces traitements comme une dangereuse perversion laxiste. Les effets qu’il aurait
aux plans national et international ne vont pas sans nous inquiter, s’il devait
tre pris en compte.
Au plan national, tout
d’abord, un tel changement de statut ne pourrait qu’accentuer les difficults
des uns et des autres, usagers et dispensateurs de la buprnorphine haut dosage
(BHD). On sait les succs du dispositif franais. En permettant l’accs la
substitution de 90 000 personnes dpendantes des opiacs, la mise disposition
de BHD a contribu vaincre l’hcatombe du sida chez les usagers de drogues :
en France, ces derniers forment le seul groupe expos qui ait russi changer
radicalement ses comportements. Selon l’I.N.V.S., il ne reprsente plus que 3 %
des nouvelles contaminations VIH en 2004, contre 40 % en 1993 avant l’arrive du
Subutex. Les difficults ne manquent pas, cependant, et dans un contexte encore
dcrit comme » trop htrogne et ingalitaire » et comportant des » zones
insuffisamment couvertes en termes de prescripteurs et de pharmaciens dlivrant
les traitements » (Confrence de Consensus, juin 2004), les consquences
matrielles et symboliques d’un tel geste ne pourraient tre que
contre-productives. Jean Lamarche, pharmacien de l’association Croix verte et
Ruban rouge, soulignait dans Libration du 10 janvier dernier que si le Subutex
devenait stupfiant, les commandes par tlphone seraient rendues impossibles,
les entres et sorties devraient tre notes sur un registre, et les botes
conserves dans un coffre : ce changement ne pourrait que » dcourager certains
pharmaciens « , tandis que le crdit accord au sophisme de la » drogue
rembourse » dissuaderait des mdecins hsitants. La disparition de zones
entires de dispensation de traitements favoriserait l’mergence de nouvelles
zones de march noir, quand bien mme la mesure entendait lutter contre
lui.
Il y a bientt deux ans, une
confrence de consensus runissait l’ensemble des experts et des institutions
mdico-sociales impliqus dans le champ de la substitution, ainsi que des
reprsentants de groupes d’usagers, pour faire le point sur dix ans d’activit.
Elle avait par ailleurs t prpare du ct des usagers par des Etats Gnraux
des Usagers de la Substitutions l’initiative d’ASUD et d’Act Up-Paris. Cette
confrence a conclu de faon unanime au succs de ces traitements, mais des
perfectionnements ncessaires. Ses experts publiaient, en septembre 2004, une
liste de recommandations susceptibles de remdier aux lacunes qu’ils avaient
identifies au titre desquelles tait compt le dveloppement d’un march
noir marginal, certes (pas plus de 5% de la totalit des traitements dlivrs),
mais proccupant. Confirmant et prolongeant le modle d’une politique qui avait
su parier sur la disponibilit et la souplesse des prises en charge ( la
diffrence du systme amricain, par exemple, caractris par un » haut seuil »
d’exigences), la grande majorit de leurs propositions allait dans le sens d’un
abaissement plutt que d’un relvement du seuil d’accessibilit des programmes :
il y tait question, entre autres, de faciliter l’accs la mthadone (en
donnant la possibilit aux mdecins de ville de la prescrire directement), de
dvelopper de nouvelles galniques et notamment des formes injectables, de mieux
former les mdecins et les pharmaciens ces traitements, de crer des
dispositifs spcifiques pour toucher les usagers de drogues les plus
marginaliss (qui sont les plus rticents utiliser les dispositifs
institutionnels et donc les plus prompts utiliser le march noir), de mettre
en oeuvre des programmes de recherche sur les usagers de ces traitements
recommandations que votre prdcesseur, Philippe Douste-Blazy, s’tait engag
mettre en oeuvre. La question du march noir, bien sr, n’y tait pas lude :
proposition avait t faite en juin 2004 d’autoriser les C.P.A.M. convoquer
les usagers ayant bnfici de multi-prescriptions (environ 4000 personnes) afin
de dterminer s’ils taient revendeurs et/ou injecteurs, et de trouver avec eux
une solution de prise en charge plus adapte.
Cette dernire
recommandation a t la premire et, ce jour, la seule suivie d’effet. Le
contrle a t d’une grande efficacit. La trs grande majorit des usagers a
rpondu la convocation et pu bnficier d’une aide lui permettant de se
stabiliser avec les 16mg prvus par l’AMM ou d’accder la mthadone en Centre
de Soins (CSST ou CSAPA) ; les personnes qui n’ont pas rpondu cette
convocation se sont vu de leur ct retirer leur droit de remboursement. Le
march noir de Subutex en a t transform : on a vu les prix doubler ou mme
tripler en quelques mois, en mme temps bien sr que les tensions autour de ces
trafics. Mais on a aussi vu des usagers se faire connatre du systme de soins
alors qu’ils passaient jusque-l par un proche moins
rticent.
La conclusion pour nous est
claire : seuls des efforts accrus en direction des usagers de drogues les plus
en difficult sont mme de rduire les risques sanitaires et sociaux lis
l’usage de drogues, et de peser sur le march noir. Pris dans une logique
rpressive, cherchant rarfier la circulation des produits sans proposer de
solutions de remplacement, le reclassement de la BHD comme » stupfiant » ne
peut en aucun cas en revanche constituer une perspective de progrs sanitaire.
Nous ne comprendrions pas que, aprs avoir nglig la mise en oeuvre promise par
votre prdcesseur des recommandations de la Confrence de consensus, vous
cautionniez une politique de reniement des acquis des dernires annes. Le
principe d’un accs le plus large possible aux traitements doit tre
poursuivi.
Quant au plan international,
nous ne pouvons que nous tonner et nous alarmer de la concidence qui voit
poindre ce reclassement franais au moment mme o l’OMS envisage la mme
opration au niveau international. La Fondation George Soros base New York a
en effet rcemment alert sur le fait que le reclassement de la buprnorphine
serait au programme d’une runion Genve la fin du mois de mars. Au moment
o de nombreux pays (de la Russie l’Asie du Sud-Est), confronts une
explosion des contaminations VIH lies l’injection, s’ouvrent la rduction
des risques et la substitution, la France, qui peut se targuer d’tre parmi
les pays les plus avancs en matire d’accs la substitution, ne doit-elle pas
chercher promouvoir une stratgie efficiente en terme de sant publique, et
permettre aux pays les plus dramatiquement touchs de profiter de son exemple,
plutt qu’oprer un volte-face idologique ? Ou faut-il redouter que le
gouvernement franais choisisse de se plier aux injonctions de l’excutif des
Etats-Unis particulirement hostile ces traitements ? Car renforcer le cadre
lgal autour de ces traitements, c’est la fois compliquer leur distribution et
augmenter leur cot. Dans des pays bas ou moyens revenus, une telle politique
n’est rien moins que mortifre.
Monsieur le Ministre, nous
souhaitons que cette malheureuse initiative de la MILDT soit au plus vite
dnonce et vous demandons instamment de suivre les engagements de votre
prdcesseur en acclrant la mise en oeuvre des recommandations, autrement
porteuses d’espoir, de la confrence de consensus. Il est de votre
responsabilit que ces traitements continuent de sauver des vies et que la
communaut internationale soit claire par les rsultats que nous avons
jusqu’ici su dfendre collectivement.
Act
Up-Paris
Sidaction
Anne Coppel,
Sociologue
Michel Hautefeuille,
praticien Hospitalier, Hpital Marmottan Marc Valleur, Mdecin-Chef, Hpital
Marmottan
