Une analyse lucide d’Act
Up
Retour
sur le livre passionnant de Christophe Broqua
Sous le titre « Agir pour ne pas
mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida », Christophe Broqua nous a
livr rcemment un livre passionnant sur lequel nous avons voulu revenir au
travers d’une interview.
Christophe Broqua est anthropologue,
docteur de l’Ecole des hautes tudes en sciences sociales.
Warning : En te lisant, on a l’impression que le
discours d’Act Up-Paris contre les rapports sexuels sans prservatifs a autoris
une expression homophobe dans les mdias et les institutions. Peux-tu en
parler ?
Christophe : Ce n’est pas exactement ce
que j’ai voulu dire. Je serais moins premptoire. Je dirais plutt que de
manire ponctuelle et sans le vouloir, les positions d’Act Up ont pu offrir
l’occasion certains d’exprimer des points de vue trs stigmatisants l’gard
des homosexuels qualifis de barebackers , touchant par extension
l’ensemble des homosexuels, ces points de vue se fondant sur – et ractivant –
une conception ancienne et profonde de l’homosexualit comme porteuse de mort.
On ne peut donc pas considrer qu’Act Up a cr ces points de vue, mais qu’elle
a parfois permis qu’ils s’expriment.
L’exemple le plus flagrant concerne
l’mission tlvise Tout le monde en
parle (ce qui pourrait d’ailleurs appeler certains commentaires sur la
logique de cette mission mais ce n’est pas le propos). En fvrier 2003, Thierry
Ardisson invite Erik Rms pour prsenter son ouvrage Serial fucker. Ce dernier russit
convaincre les autres invits prsents qu’il s’agit de littrature et non d’un
rcit prendre au premier degr ou au pied de la lettre. En raction, Act Up
zappe l’mission en avril, la suite de quoi la prsidente de l’association est
invite pour expliquer les raisons du zap. Elle lit un extrait de Serial fucker dans lequel le narrateur
raconte avoir contamin volontairement un membre d’Act Up dans une backroom, et
demande Thierry Ardisson ce qu’il en pense. Ce dernier lui rpond qu’il a dj
expliqu considrer qu’il faut tre un dtraqu pour faire ce
genre de chose, terme qu’il rpte ensuite plusieurs reprises pour qualifier
les barebackers , sans que la prsidente d’Act Up ne s’en meuve ni
ne conteste.
Un an plus tard, en juin 2004, Didier
Lestrade est invit dans la mme mission pour prsenter son ouvrage The end, en mme temps qu’Erik Rms qui
vient de sortir Sexe guide. Ce
dernier, interpell une nouvelle fois au sujet de Serial fucker, a beau essayer de faire
admettre nouveau qu’il crit des romans qui correspondent aussi une forme de
prvention radicale, il ne parvient pas vritablement se faire entendre,
tandis que les arguments de Didier Lestrade semblent convaincre davantage.
Prsent parmi les invits, le producteur Grard Louvin prend la parole son
tour pour dire Erik Rms tout le mal qu’il pense de lui et conclut son
intervention en disant : Vous tes un bel
encul ! ; c’est–dire qu’au moment o il veut insulter
l’crivain pour son attitude juge meurtrire, il utilise une injure qui se
rapporte l’homosexualit.
Dans ces deux exemples, les interventions de
membres d’Act Up gnrent des propos injurieux et dplacs. Le premier exemple
en particulier laisse apparatre un certain paradoxe. En partant du constat
qu’Act Up s’est donne pour mission de faire entendre la voix des personnes
touches par le VIH et a construit son identit autour du personnage central de
l’homosexuel sropositif, d’une part, et que le bareback est un comportement qui
est apparu chez les homosexuels sropositifs selon des logiques et dans un
contexte particulier, d’autre part, on aurait pu s’attendre ce que cette
association soit la mieux place pour comprendre et expliquer cela face aux
accusations ou aux injures. Or c’est l’inverse qui se produit, puisque la
prsidente de l’association laisse le prsentateur dire que les barebackers sont
des dtraqus , propos grave et injuste qui, me semble-t-il,
imposait un rectificatif.
Tu rappelles, page 127, qu’Act Up appelait la
constitution d’une communaut homosexuelle. Mais la diffusion des rapports sans
prservatifs sape la figure du sropositif comme rfrentiel identitaire.
L’lection, successivement, de deux femmes htrosexuelles srongatives envoie
un signe fort la communaut homosexuelle. Cette double lection signifie que
l’homosexuel sropositif n’est plus le rfrentiel identitaire de l’association.
Cette double prsidence, logiquement, aurait du se traduire par une approche
moins idologique, plus pragmatique d’Act Up-Paris, des relations non protges.
Or, c’est l’inverse qui a eu lieu. Comment expliques-tu cette
contradiction ?
Lorsque pour la premire fois, en 1999, une
prsidente htrosexuelle et srongative a t lue en la personne d’Emmanuelle
Cosse, il ne s’agissait pas pour Act Up d’abandonner pour autant la figure de
l’homosexuel sropositif comme rfrentiel identitaire autour duquel
l’association s’tait construite (ce qui n’a d’ailleurs jamais t
officiellement dcrt comme tel mais est notamment apparu travers le choix de
cinq prsidents successifs rpondant ce profil au cours des onze premires
annes de l’association). Mais, effectivement, pour la premire fois, ce
rfrentiel identitaire n’tait plus incarn par le/la
prsident/e.
Il faut comprendre que les premires
positions d’Act Up contre le bareback, ou plus particulirement contre les
crivains Guillaume Dustan et Erik Rms, ont t prises en juin 1999,
c’est–dire trois mois avant l’lection d’Emmanuelle Cosse. Comme je le montre
dans mon livre, l’adoption de ces positions s’effectue au terme d’un long
rapport de force, et n’est rendue possible que par le changement de position de
Philippe Mangeot, alors prsident, en faveur de la condamnation du bareback pour
laquelle militait ardemment Didier Lestrade. En se prsentant la prsidence,
Emmanuelle Cosse faisait le choix d’assumer la position rcemment
adopte par l’association. Le fait que ces orientations aient t ensuite
maintenues peut paratre paradoxal ou contradictoire, plus forte raison si
l’on sait qu’Emmanuelle Cosse a t l’une des rares voix s’lever contre ceux
qui dfendaient le principe d’une campagne contre les crivains en juin 1999,
mais il me semble cependant que cela peut
s’expliquer.
Le fait que cette prsidente soit pour la
premire fois ni homosexuelle ni sropositive l’obligeait en un sens suivre,
sur la question du bareback, les positions de ceux qui avaient ici la plus forte
lgitimit, savoir les homosexuels sropositifs, et tout particulirement
Didier Lestrade et Philippe Mangeot, qui restaient, en tant qu’anciens
prsidents, des acteurs centraux d’Act Up, et dont Emmanuelle Cosse tenait
elle-mme en grande partie sa lgitimit de prsidente, puisqu’il avait fallu
qu’ils la soutiennent pour que sa candidature et son lection soient possibles.
La position de l’association (et donc de la prsidente) s’appuyait en mme temps
sur le travail de la commission prvention, alors renaissante et compose de
jeunes homosexuels largement acquis (au moins dans une premire priode) aux
positions des leaders.
Par ailleurs, Guillaume Dustan et Erik
Rms, en raction aux attaques dont ils ont t l’objet, ont progressivement
radicalis leur discours, qui est devenu de plus en plus provocateur et agressif
l’gard d’Act Up. Au point que certains militants semblaient vivre ces
attaques comme des agressions spontanes, sans tenir compte du fait qu’elles
taient la consquence des accusations initiales portes par l’association. Cela
n’a pu que renforcer la dtermination d’Act Up les combattre et la conviction
de ceux qui taient initialement les plus hostiles cette condamnation du
bareback.
La situation tait identique et, certains
gards, encore plus complexe pour Victoire Patouillard, la seconde prsidente
htrosexuelle et srongative, lue en septembre 2001, dans la mesure o elle
devait alors la fois rester fidle aux positions d’Act Up sur la prvention et
en plus grer la crise qu’a connu la commission prvention et la situation
fortement conflictuelle (ne de ces dbats) qui allait conduire au dpart de
Didier Lestrade. C’est d’ailleurs aussi en tenant compte de ce contexte qu’il
faut comprendre son intervention au cours de l’mission Tout le monde en
parle.
Comment interprtes-tu, la lumire de ton analyse de
l’histoire d’Act Up-Paris, l’lection de deux co-prsidents homos et sropos,
mais issus de deux gnrations
diffrentes ?
Aprs 25 ans d’pidmie, les homosexuels
sont confronts plus que jamais au problme de la transmission sociale de
l’exprience du sida, les plus jeunes ne sachant souvent pas ce qu’ont vcu
leurs ans, et ne disposant pas toujours des ressources que ces derniers ont su
produire ou mobiliser pour affronter l’pidmie. Par ailleurs, le problme de la
transmission sociale est central pour tout groupe associatif qui voit se
succder diffrentes gnrations de militants. Act Up tait donc confronte
double titre la ncessit d’assurer cette transmission, ou au moins de
signifier qu’elle tait consciente des risques de rupture gnrationnelle. Les
homosexuels qui sont devenus sropositifs dans les annes 80 et se sont engags
au dbut de l’histoire d’Act Up n’ont pas du tout la mme exprience de
l’pidmie et de la lutte contre le sida que ceux qui ont sroconverti ou se
sont engags dix ans plus tard. Cette double prsidence est une faon de dire
qu’Act Up renoue avec le principe du prsident homosexuel et
sropositif, tout en prenant acte de cette diversit des
expriences.
Cela rpond en mme temps un enjeu de
reprsentation : il s’agit d’une faon pour Act Up d’affirmer qu’elle
continue reprsenter , c’est–dire incarner la voix, de tous
les homosexuels touchs par le sida, et par extension, des diffrentes
gnrations d’homosexuels. Cette dcision peut aussi se comprendre comme le
produit d’une volont de renouer avec certaines personnes appartenant aux
gnrations d’homosexuels les plus touches par l’pidmie, qui s’taient pour
une partie d’entre elles dtournes de l’association en raison des positions
qu’elle a adoptes sur les comportements non protgs. Et cet enjeu de
reprsentation renvoie galement une stratgie de recrutement, l’ide tant de
se donner les moyens d’attirer nouveau des homosexuels des diffrentes
gnrations.
Enfin, il faut peut-tre y voir galement
une volont d’insister nouveau sur le fait qu’il s’agit d’une association de
sropositifs, en raction la critique selon laquelle Act Up ne compterait dans
ses rangs que des homosexuels srongatifs. C’est aussi que face la
multiplication de l’offre associative dans le champ de l’homosexualit, Act Up a
peut-tre senti que la dmarche la plus pertinente tait de rester fidle
cette identit initiale, qui ne peut que renforcer sa lgitimit intervenir
la fois sur les questions de sida et
d’homosexualit.
Il y a eu depuis la fin des annes 90 plusieurs dbats
internes Act Up-Paris au sujet d’une ventuelle dissolution de l’association.
Est-ce que le choix de ne pas dissoudre n’aurait pas finalement rendu plus
difficile l’mergence d’un nouveau militantisme homosexuel et
anti-sida ?
C’est une question complexe. Pour le
chercheur en sciences sociales, il est possible d’analyser ce qui existe mais
plus difficile de savoir ce qui aurait pu exister si ce qui existe n’avait pas
exist. On peut cependant faire l’hypothse que le fait qu’Act Up se soit
maintenue pendant toutes ces annes (plus de quinze ans maintenant), en occupant
une position relativement centrale dans l’espace sida et dans le champ de
l’homosexualit, a rendu difficile l’mergence d’autres groupes activistes en
lien avec l’une ou l’autre de ces deux thmatiques. Et que si l’association
avait t dissoute, d’autres groupes l’auraient remplace, mais qui n’auraient
pas forcment t trs diffrents d’elle. Je pense en fait que cette ide de
l’existence d’Act Up comme obstacle l’apparition d’autres groupes tait fonde
une certaine priode mais ne l’est plus vraiment
aujourd’hui.
Si l’on s’en tient l’activisme homosexuel,
et que l’on observe tout d’abord la situation outre-Atlantique, on constate que
des groupes activistes homosexuels (Queer Nation, Lesbian Avengers, etc.) sont
ns d’Act Up, une poque o le groupe commenait peine dcliner (1990-91),
donc on ne peut pas dire qu’ils ont eu besoin de la disparition d’Act Up pour
exister, puisqu’ils ont t crs du temps o l’association tait encore trs
active. peu prs la mme priode (1992-93), des groupes homosexuels radicaux
ont t crs Paris, par des gens proches ou membres d’Act Up, mais ils ne se
sont pas dvelopps. Il semble qu’ici, l’inverse de la situation amricaine,
l’existence d’Act Up a jou en la dfaveur de ces groupes ; on peut en
effet imaginer que les personnes susceptibles de les rejoindre ont prfr
intgrer Act Up qui tait alors une association en plein dveloppement et trs
fortement homosexuelle. En revanche, durant la seconde moiti des annes 90, on
a vu apparatre certains groupes homosexuels militants que l’existence d’Act Up
n’a manifestement pas freins. Je pense notamment SOS Homophobie, justement
issu d’un des groupes radicaux forms au dbut des annes 90, et dont le second
prsident avait fait partie d’Act Up. Puis dans les annes 2000, il y a eu par
exemple le GLOSS (Groupes des lopettes organiquement sexuelles et subversives),
suivi des Panthres Roses, qui se sont crs sans lien avec Act Up. Sans parler
de Warning.
En mme temps, on peut aussi se demander
dans quelle mesure notre pays est ouvert la radicalit militante homosexuelle.
Parce que finalement, la fraction activiste ou rvolutionnaire (pour employer un
terme aujourd’hui dsuet, ce qui est un signe) du mouvement homosexuel en France
n’a exist principalement qu’ travers le FHAR, Act Up, et aujourd’hui les
Panthres Roses – sans oublier certaines expressions anti-assimilationnistes,
telles que la Marche des Tordues apparue en 2005 en raction la dimension
normalisante de la Gay Pride. C’est finalement trs peu en comparaison avec les
innombrables associations rformistes ou
conviviales.
La dernire partie de ton livre est particulirement
critique vis–vis de l’association et notamment son implication dans les
polmiques autour de la sexualit des sropositifs. En observant ce qui s’crit
ou se fait en terme de prvention l’tranger, par exemple, juste ct de
nous, en Grande Bretagne, on a l’impression d’un grand retard en France dans la
comprhension des phnomnes l’oeuvre (sexualit des sropos, prises de
risques, volution du monde homo…). Est-ce que ces violentes polmiques entre
Act Up et les crivains Dustan et Rms, relayes par la presse, sont la cause
de ce retard ou est-ce plutt le signe d’un blocage plus profond dans le
dispositif franais de lutte contre le sida et mme dans la socit
franaise ?
Je suis d’accord avec cette impression de
retard de la France, surtout en matire de rflexion et d’action sur les
stratgies prventives. Car s’il est vrai que les travaux de recherche sur les
questions de sexualit des sropositifs, de comportements non protgs ou
d’volution des modes de vie gay sont moins nombreux chez nous qu’ l’tranger,
ils y existent nanmoins. Par ailleurs, la France n’est pas coupe du reste du
Monde et une partie au moins des travaux raliss l’tranger et publis en
langue anglaise sont accessibles, par exemple au CRIPS ou au travers de
comptes-rendus d’articles ou de confrences dans des revues telles que Trancriptases. Mais le problme semble
plutt tre la difficult persistante du transfert des connaissances
scientifiques vers l’action de terrain, la non prise en considration des
rsultats des recherches, l’oubli rcurrent de ce qu’ils nous ont appris ou plus
largement des savoirs qui ont circul un moment ou un autre dans le domaine de
la lutte contre le sida.
Je me souviens par exemple que quand Act Up
a dbattu en 1999 des comportements non protgs chez les gays pour finalement
adopter la position qu’on lui connat sur le bareback et les crivains, j’avais
t tonn de constater quel point les discussions tmoignaient d’une
mconnaissance – ou faisaient simplement abstraction – des savoirs disponibles
sur les enjeux de la sexualit non protge chez les gays sropositifs, qui
avaient pourtant circul l’intrieur mme de l’association (sans parler de la
connaissance par l’exprience dont devrait disposer en la matire une
association comme Act Up) : dans la commission Prvention qui existait au
milieu des annes 90, certains militants s’intressaient la question de la
sexualit des sropositifs, aux problmes spcifiques de la srongativit chez
les gays, ceux rencontrs par les couples srodiffrents, etc. Ce qui explique
que beaucoup d’anciens militants ont t choqus par ces positions, et qui nous
ramne l’enjeu de la transmission sociale des expriences et des
savoirs.
Quant savoir si la cause du retard
franais est la polmique entre Act Up et les crivains ou un blocage plus
gnral, je pense que ce n’est pas l’un ou l’autre, mais les deux la fois. Si
en France, la rflexion et l’action avaient t plus dveloppes sur ces
questions, la controverse autour du bareback n’aurait pas pu prendre comme elle
a pris, car ces positions tmoignaient en effet d’une relle mconnaissance des
questions traites, et dans un contexte de connaissances ou d’actions plus
avances, elles auraient t automatiquement dlgitimes. Cependant, il faut
aussi tenir compte de l’effet d’autorit qu’exerce Act Up, et c’est vrai que le
fait d’avoir russi imposer ce dbat si fortement polaris tient en grande
partie a. Ensuite, lorsque le terrain du dbat public sur la prvention chez
les gays a t occup par Act Up, la fois en raison du retard franais et de
l’effet d’autorit de l’association, pour ces deux mmes raisons la
problmatique a t longtemps monopolise et l’action en partie
paralyse.
Je sais et je comprends que certains (y
compris parmi de nombreux anciens militants) ont pu juger Act Up responsable de
la tournure prise par le dbat public sur les enjeux de la prvention chez les
gays, mais on peut aussi considrer que la tournure du dbat tenait tout autant
de la faon dont les mdias ont accept de le reprendre et de la relative
absence de positions concurrentes de la part des autres associations ou des
pouvoirs publics.
Les autorits franaises de sant publique semblent tre
en plein dsarroi face au fait que les gays dclarent plus qu’avant des
relations anales non protges et son implication en terme pidmiologique. On
peut mme se demander si par dfaitisme la tendance serait plutt la
prservation des acquis plutt qu’ la recherche de solutions innovantes
capables de rpondre aux vcus sexuels des personnes. Quelle est ton opinion sur
le sujet ?
Une chose est sre, c’est que la capacit de
l’Etat, des organismes publics, ou mme des associations, dicter aux individus
ce que doivent tre leurs comportements sexuels est de toute faon limite, ce
qui n’est d’ailleurs pas dplorer. partir de l, j’imagine la tension que
reprsente pour eux la ncessit de trouver des moyens de limiter l’pidmie
chez les homosexuels : cela oblige en un sens dicter des normes sexuelles
dans un domaine sans doute peru comme ne relevant pas lgitimement de leurs
comptences. Mais ce n’est qu’une hypothse.
Ensuite, pour rpondre plus directement la
question mais en tenant compte de ce que je viens de dire, je pense en effet que
les pouvoirs publics, comme les diffrents organismes publics chargs de la
sant, agissent l’conomie sur ces questions (bien que je n’ignore pas la
volont farouche et l’action dtermine de certaines personnes en leur sein). Et
il ne faut pas attendre d’eux qu’ils exprimentent des formes nouvelles et
audacieuses de prvention. C’est l le rle traditionnellement dvolu aux
associations, tout particulirement lorsqu’il s’agit de populations auprs
desquelles il est politiquement dlicat de
travailler.
On a le sentiment d’une grande frilosit de l’ANRS dans
les recherches en sociologie sur la sexualit des gays et les moyens mettre en
oeuvre pour rpondre aux dfis actuels en rapport avec les prises de risque. Les
recherches semblent trs encadres au point que pour l’instant aucun travail
n’est sorti sur les techniques de rduction des risques alors que le dbat est
important l’tranger. Comment expliques-tu cette
situation ?
Pour ce que j’en sais, l’ANRS n’a jamais
cess d’encourager le dveloppement de recherches sur les homosexuels masculins.
La plupart des travaux raliss au cours des quinze dernires annes sur les
homosexuels en France ont t et sont encore financs par cet
organisme.
Il me semble que le problme est plutt li
au faible nombre de chercheurs qui s’engagent sur des recherches portant la
fois sur les homosexuels et le sida. Si les recherches sur l’homosexualit se
dveloppent depuis une dizaine d’annes au moins, en particulier chez les
tudiants ou les jeunes chercheurs, j’ai l’impression qu’elles abordent de moins
en moins souvent la question du sida, tel point que l’on a affaire deux
domaines presque spars dans la littrature : d’une part les travaux qui
portent sur les homosexuels face au sida, d’autres part ceux qui portent sur les
nouveaux enjeux de l’homosexualit. Pourtant, il me semble par exemple
impossible d’tudier les volutions rcentes des constructions de l’identit
homosexuelle sans prendre en considration la question du sida qui est ici
dterminante depuis plus de vingt ans.
En mme temps, l’ANRS a financ de nombreux
travaux sur les homosexuels qui ont permis d’tudier divers aspects dpassant
largement la seule question de la gestion des risques lis au VIH/sida, ce dont
on ne peut que se fliciter. Sans elle, les financements pour de tels travaux
auraient t beaucoup plus difficiles trouver. Il y a eu par exemple des
recherches finances sur l’homophobie, sur la mobilisation associative et
l’activisme, sur les sexualits entre hommes dans les lieux publics, ou encore
sur les couples gay. Et ces travaux ne me semblent pas avoir t
particulirement encadrs , au sens o ils auraient t freins
dans leurs liberts.
Par ailleurs, l’ANRS a plusieurs fois tent
de mettre en place, sur la question de la prvention, un groupe de travail dont
l’action aurait t quivalente celle du TRT5 dans le domaine de la recherche
thrapeutique, mais je crois savoir que cela n’a jamais vritablement russi
fonctionner.
En ce qui concerne la rduction des risques,
pour que des travaux puissent s’y intresser, il faudrait tout d’abord qu’elle
existe. Or, la suite de l’initiative avorte de AIDES, rien n’a t tent en
France dans ce domaine. dfaut, on ne peut prendre pour objet que les dbats
contradictoires et conflictuels qui ont entour les tentatives effectues dans
ce sens (je pense bien sr celles de AIDES), ce qui a t fait par exemple par
Jean-Yves Le Talec.
Dans le livre Homosexualits au temps du sida paru en
2003, tu analysais les campagnes publiques de prvention du VIH. Tu avanais
l’ide qu’il restait d’importantes lacunes combler car la cible homosexuelle
est plurielle (diffrentes gnrations, diffrents modes de vie, diffrents
statuts srologiques, etc.). Pour toi, ces diverses situations appelaient des
rponses spcifiques et imposaient d’articuler des campagnes s’adressant tous
des messages plus cibls adapts aux diffrents publics. On n’a pas
l’impression que ce fut vraiment le cas. La tendance reste surtout continuer
sur le thme de la responsabilisation et la condamnation morale. Je pense
notamment aux campagnes autour des prises de risque (celle de l’INPES de la
traverse de l’autoroute) ou base sur la prvalence ( Aujourd’hui, plus
d’un homosexuel sur 10 est sropositif, et demain ? Ragissez ).
Qu’en penses-tu ?
En crivant cet article, je souhaitais
souligner tout d’abord le retard trs important avec lequel les premires
campagnes cibles ont t entreprises, et ensuite le fait qu’au dbut des annes
2000, contrairement ce que l’on entendait parfois dire de la part de certains
militants, la prvention en direction des homosexuels non seulement existait
mais en plus tmoignait d’une certaine avance puisqu’ partir de 1999, les
campagnes tlvises d’t ont inclus des spots explicitement adresss aux gays,
ce que rclamaient certaines associations depuis la fin des annes
80.
Mais pour moi, il n’y a pas vritablement eu
de progrs depuis cet article, et l’on peut mme constater une certaine
rgression puisque, par exemple, les spots cibls en direction des homosexuels
ont disparu de certaines campagnes grand public ou leur ciblage est (re)devenu
trs sibyllin. Or il me semble que tant que l’pidmie existe, il faudrait
consacrer au moins un message explicitement cibl en direction des homosexuels
dans chaque campagne grand public (comme c’est le cas dans celle de cet t),
car ils restent des plus concerns, quand bien mme leur proportion parmi les
nouveaux cas dclars diminue.
Par ailleurs, les messages du type
Jusqu’ quand allez-vous prendre des risques ? ou
Aujourd’hui, plus d’un homosexuel sur 10 est sropositif, et
demain ? Ragissez me paraissent la fois contre-productifs et
dplacs. Tout d’abord, il ne me semble pas avoir t dmontr que les messages
de prvention du sida jouant sur la culpabilit sont les plus efficaces ;
donc dfaut de certitude sur leur efficacit, je pense que par respect
l’gard de ceux auxquels ils s’adressent, ils pourraient tre d’une autre
teneur. Par ailleurs, les pouvoirs publics me semblent mal placs pour faire la
morale aux homosexuels qui, dans leur grande majorit, ont adapts leurs
comportements en l’absence ou presque de prvention gouvernementale cible. Ce
sont plutt les pouvoirs publics qui ont tard ragir , car plus
de 10% des homosexuels franais sont infects par le VIH. depuis la fin des
annes 80.
Le problme c’est que tout le monde ou
presque (en dehors des intresss) ne s’est rveill qu’au moment o les
comportements non protgs sont devenus l’objet de dnonciation publique, puis
d’affirmation voire de revendication chez certains, au dbut de la dcennie en
cours. Pourtant, diffrentes enqutes montraient que chez les homosexuels, o
l’on sait depuis longtemps que la prvalence est leve, les contaminations
n’avaient jamais cess. Au dsintrt et la ngligence ont suivi les
inquitudes des responsables de la sant publique et de certaines associations,
qui se sont tout particulirement portes sur les sropositifs, dont la
sexualit tait longtemps reste l’impens des politiques de prvention. C’est
alors qu’est apparu un discours de culpabilisation, aliment par la pnalisation
de contaminations supposes volontaires.
Dans ce contexte, certains disent prfrer
dfendre un discours de la responsabilit , invitablement ambigu.
Tout d’abord parce qu’en voulant remplacer la stigmatisation des comportements
non responsables par la valorisation des comportements
responsables , il continue de vouer les sropositifs un statut
d’exception qui ne les autorise pas se reconnatre ou tre reconnus comme
gaux dans la relation. Ensuite, parce que si l’on veut remplacer le concept de
responsabilit partage par une notion (quel que soit le nom qu’on lui donne) o
chacun porterait une responsabilit entire pour soi en mme temps que pour
l’autre, dans le cas d’une contamination, ce sera toujours la responsabilit
pleine de celui qui a contamin qui sera juge prdominante. Il faut d’ailleurs
se souvenir que le remplacement du concept de responsabilit partage par une
responsabilit entire pour soi et pour l’autre (c’est–dire non plus 50%
chacun mais 100% chacun) est le principe que dfendait le prsident d’Act Up en
1999 quand il s’agissait de justifier la condamnation des comportements non
protgs des gays sropositifs.
Pour ma part, je continue de penser que la
prvention cible en milieu homosexuel devrait s’adresser explicitement aux
srongatifs, d’une part, et ceux qui
ignorent leur statut srologique, d’autre part, en leur adressant des
messages de prvention spcifiques, valorisant positivement un principe de
responsabilit pour soi. Mais je pense qu’il ne faut jamais oublier pour autant
que des sropositifs peuvent galement recevoir ces messages, et qu’ils
devraient donc tre conus aussi en fonction de cela. La rcente campagne o se
trouvait dresse la liste des consquences de la sropositivit ou des
traitements tait de ce point de vue une bvue de plus dans l’histoire de la
prvention du sida, qui n’a jamais cess d’ignorer les effets que pouvaient
produire les campagnes sur les personnes infectes
elles-mmes.
Je pense par ailleurs comme beaucoup
d’autres qu’il faut continuer exploiter au maximum les possibilits offertes
par Internet pour faire de la prvention, outil prcieux qui permet en
particulier de s’adresser tous ceux, notamment sropositifs, qui font le choix
de ne pas utiliser de prservatifs. Ce support est sans doute l’un des mieux
adapts une approche en terme de rduction de risques, dans le sens o il
existe de nombreux sites aux publics relativement
spcialiss.
Vingt-cinq d’pidmie, c’est long. L’pidmie reste
active chez les gays et en mme temps le vcu des sropositifs a chang par
rapport aux annes 80. Comment vois-tu l’volution dans les prochaines annes de
la lutte contre le sida en matire de
prvention ?
Je ne peux videmment pas prvoir ce qui se
passera en matire de prvention dans les prochaines annes, mais ce dont je
suis certain, c’est que les homosexuels continueront, comme ils l’ont fait
depuis le dbut de l’pidmie, adopter majoritairement les comportements les
plus susceptibles de rduire les risques de transmission du VIH. Je ne crois pas
au scnario de l’acceptation gnralise du risque qui entranerait une nouvelle
flambe de l’pidmie dans ce groupe, comme le laissent prsager certains
commentaires ou analyses, mme si le niveau des comportements non protgs
augmente de manire incontestable dans les
enqutes.
Interview ralise par
theWARNING


