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Pierre Lapointe : J’aime prendre des éléments de la culture en marge et les amener dans la culture pop

Comme souvent en ce moment, je me retrouve à nouveau dans le quartier de Pigalle, pour une entrevue que je pressens charmeuse, celle d’un artiste dont la carrière a commencé il y a déjà plus de 7 ans, puisque son premier album promotionnel date de 2002, mais qu’on ne connaît en France que depuis 2006, date de sortie de son superbe opus : « La forêt des mal aimés », sombre et théâtral.
Métro Anvers, tout le monde descend ! Direction la Boule Noire, petite salle de spectacle qui se trouve juste à côté de la Cigale, où Pierre Lapointe m’attend. Je l’y avais applaudi l’applaudi, dans le cadre d’un des derniers concerts d’une série de 20, une sorte de résidence qui aura duré pratiquement tout un mois. A cette occasion j’y retrouvrais un artiste complet, taquin, complice avec son public, et paradoxalement très drôle entre des chansons plutôt intimistes et mélancoliques. Ici notre ami n’est pas encore la méga-star qu’il est dans son pays le Canada, où il remplit les stades, mais la situation va forcément changer car les fans déjà bien nombreux n’en finissent pas de se multiplier, séduits par des compositions à la fois graves et désinvoltes, et un univers exceptionnel, autant visuel que sonore, sans parler des arrangements et des orchestrations riches et subtils ! En fait, Pierre Lapointe remet au goût du jour la vraie chanson traditionnelle française, en offrant des compositions dans la lignée de Barbara ou de Charles Aznavour, et les amateurs de qualité applaudissent des deux mains !
Retour au sein de la salle de spectacle vide, où on a encore l’impression de percevoir l’atmosphère particulière du concert de la veille. Au fond je vois apparaître une grande silouette assez mince. D’un pas sûr, Pierre vient à ma rencontre et m’invite à le suivre dans les backstage. Là il va commencer à répondre à mes questions, d’une voix douce et quasiment sur le ton de la confidence … L’interview peut commencer …

Tof : Bonjour Pierre, merci de m’accueillir dans ta loge de la Boule Noire, où tu termines une série de 20 concerts. Dis moi, si j’ai bien compris ta carrière a démarré grâce au fait que tu aies gagné un concours c’est ça ?
Pierre Lapointe : Chez nous on a un truc qui s’appelle le Cégep et qui correspond au réseau public d’éducation des scolaires : on fait l’équivalent de votre lycée qui dure 5 ans et après on y passe 2 à 3 ans. Moi j’ai été étudiant en Arts Visuels pendant une année et ensuite j’ai été accepté dans une école de théâtre professionnel où j’ai passé encore une année. J’étais jeune quand même pour une école comme celle-là ! Je compose des musiques depuis l’âge de 12 ans environ, mais au début c’était sans but précis à part m’exprimer par autre chose que par des mots. Au fil du temps c’est devenu quelque chose d’un peu obssessionnel puisque j’avais pris l’habitude de créer une ou deux mélodies par jour, avec toujours une démarche qui m’était très propre. Dans le contexte de cette école de théâtre, on allait voir une pièce tous les deux jours, on lisait pas mal de textes, on jouait Ionesco ou Michel Tremblay, plein de grands auteurs québécois ou français. Tcheckov aussi mais Tcheckhov moi il m’emmerdait … [Sourires] Bref, je suis véritablement tombé dans un bassin de culture qui m’a donné envie d’écrire des mots sur mes musiques. C’est là que j’ai participé à un concours inter-collégial qui s’appelait Cégep Arts-Spectacles, et que j’ai remporté la finale locale ! Avant cela je n’avais jamais chanté mais pourtant ça a très bien fonctionné ! Les professeurs qui ont vu ma prestation, se sont dit « Merde, si c’est vraiment la première fois qu’il chante de sa vie et que ça sort comme ça il ne faut pas qu’il perde son temps ici » , et donc ils m’ont mis à la porte ! Sur le coup je n’ai pas trop compris. Je me disais « Qu’est-ce que je vais faire ? Ils me disent de chanter mais j’ai pas envie d’être chanteur. Ce qui m’intéresse surtout c’est les arts visuels et le théâtre. » La chanson je trouvais ça trop réducteur. Mais en même temps ils m’ont foutu à la porte avec un message très encourageant, un truc comme « On sent vraiment quelque chose de très fort », et en fait ils avaient raison ! Ca n’a plus été qu’une question de mois. J’ai participé à un autre concours avec Radio Canada dans l’Outaouais, puis je suis retourné chez mes parents finir mon programme d’Arts Plastiques. Un an après, je me retrouvais au concours international de la chanson de Granby, d’où sont sortis Linda Lemay, Jean Leloup, Luc de la Rochelière, ou encore Isabelle Boulay. Attention je ne te parle pas d’un concept à la « Nouvelle Star », c’était très très classe comme concours … [Sourire] Rien de clinquant ni de spectaculaire. D’ailleurs je me souviens que c’est justement à cette époque que Star Academy venait d’arriver au Québec. Granby a tout de suite pris une position très claire en disant « Nous on veut privilégier les talents qui sont un peu en marge ». Là ça a vraiment tout déclenché ! Grâce à cet événement j’ai signé avec mon impresario avec qui je travaille toujours en ce moment. J’ai eu des bourses qui m’ont donné droit à une espèce de maquette, un cd autoproduit de 7 ou 9 chansons. Deux ans après je me suis vu offrir un contrat par Audiogram, la plus grande maison de disques indépendante, et je l’ai refusé, ce qui les a au passage beaucoup beaucoup beaucoup allumés ! [Rires] Je ne voyais pas pourquoi on voulait me faire faire un disque parce que ça ne m’intéressait pas. Ca ne donnerait rien de faire un disque pour faire un disque, il fallait d’abord que je me trouve. Et c’est seulement après avoir créé plusieurs spectacles que j’ai fini par dire « Ben oui ! » [Rires]


Tof : Depuis est-ce que tu as travaillé ta voix, ou as-tu préféré la garder « brute » ?
Pierre Lapointe : Ca s’est fait naturellement. Sur le tout premier disque elle était plus nasillarde. L’accent n’était pas le même et j’avais une voix beaucoup plus haute. Sur « Sentiments Humains » on a trafiqué la voix, on a joué avec elle comme on joue d’un instrument. Ce n’est pas forcément un bon exemple mais le ton de ma voix a beaucoup baissé et ma façon d’approcher un texte est bien plus mâture maintenant. Ce n’est ni moins ni plus intéressant, c’est juste différent ! Je trouve qu’ il y avait une fraîcheur dans mes débuts, que je ne pourrai plus jamais retrouver, parce que maintenant je suis devenu beaucoup plus « conscient ». Mais ça ne me dérange pas car un artiste est intéressant à chaque époque. Et puis encore une fois je n’ai jamais voulu être chanteur ! D’accord c’est mon métier mais je ne me considère pas comme tel. Je veux dire que je ne fais pas des vocalises tous les jours, et je ne fais pas spécialement attention à préserver ma voix… En fait je me sens plutôt comme « un créateur qui fait de la chanson ».

Tof : En ayant étudié les Arts Visuels, tu dessines aussi certainement …?
Pierre Lapointe : Ouais, je fais toutes sortes de projets que personne n’a jamais vraiment vu parce qu’en fait c’est très personnel. J’ai toujours eu besoin d’imaginaire, depuis que je suis tout petit.

Tof : Si tu n’avais pas fait ce métier où tu es arrivé un peu par hasard, que serais-tu devenu ?
Pierre Lapointe : J’aurais probablement travaillé dans les Arts Visuels ou j’aurais fait de la mise en scène ou les deux. En fait ce qui était le plus difficile au début, c’est que les gens me disaient … « Tu fais des chansons ! » Moi je rétorquais « Ah non moi je ne fais pas des chansons, je fais des Arts Visuels« . A mes débuts je ne faisais que des chansons qui n’avaient pas de refrain, quelque chose de très abstrait, plutôt de longues suites de poésies vaporeuses en fait. Et encore là on me disait « Tu es un poète ». Moi ça me barbait parce que je trouvais que les soirées de poésie étaient bourrées de gens qui se prenaient la tête et se donnaient un air. Je trouvais ça tellement ridicule, c’était tellement pas mon genre que je ne me mettais même pas moi-même dans cette case-là ! A vrai dire, toutes mes bases pour commencer à créer ont été inspirées de ce que j’ai vu du mouvement Dada, du surréalisme, du mouvement pop. C’est pour ça que je considère que ce que je fais reste toujours du domaine des Arts Visuels … Lorsque j’ai créé « Mutantes » l’été dernier, il s’agissait d’une création mise au point avec des architectes, et j’y jouais du tenori-on, une sorte de beatbox japonaise qui fonctionne avec des points de lumière, je m’attendais à ce qu’on me dise : « C’est quoi ça ? » et en fait à chque fois que je fais quelque chose de décalé on me donne un prix ou une bourse, et on m’invite dans d’autres salles de spectacle. Quelque part ça me rend trés trés triste parce que pendant ce temps, je connais pas mal d’anonymes, qui eux veulent vraiment faire de la chanson depuis plus de 10 ans et ça n’arrive toujours pas. Et puis j’ai réalisé que le médium de la chanson pouvait me permettre d’aller explorer tout ce que je voulais faire : appeler un designer lui demander de créer une pochette ou es vêtements que je porte en spectacle par exemple, appeler des amis créateurs qui sont en Arts visuel au musée d’Art Contemporain, en disant « Voulez-vous faire un film d’Art pour la pub de mon prochain show ? » Là j’ai commencé à avoir beaucoup de plaisir. Je me suis rendu compte que je pouvais utiliser la notoriété et le « facilitateur » qu’était la chanson dans ma vie, pour ouvrir des portes partout … Ca pour moi c’est devenu très intéressant. J’en ai en même temps profité pour initier des gens qui s’intéressent à la musique pop mais qui ne sont pas du tout touchés par les médium plus underground, plus en marge. Sans qu’ils s’en rendent compte, je les ai amenés vers d’autres plate-formes beaucoup plus abstraites, beaucoup moins accessibles, et j’ai vu chez certaines personnes un intérêt naître. C’est même devenu mon cheval de bataille : « Prendre des éléments de la culture en marge et les amener dans la culture pop » .

Tof : Comme pour la « Forêt des Mal Aimés » ?
Pierre Lapointe : Oui ça a été une grande fierté pour moi d’arriver avec cet album. Bon la pochette française a été faite par un artiste québecois qui s’appelle Pascal Grandmaison mais la pochette québecoise, je l’ai faite avec un collectif d’Art Contemporain qui s’appelle BGL. J’ai réussi à convaincre la maison de disques en lui disant « Bon la pochette va coûter 3 fois plus cher que la normale » mais je vous promets qu’elle va être quelque chose d’extraordinaire. J’ai appelé les gens de BGL et le seul point commun qu’on avait ensemble c’est que eux travaillaient le bois et moi je faisais un album qui s’appelait « La Forêt des Mal-Aimés » [Sourire]. Je leur ai demandé « Qu’est-ce que vous me suggérez ? » et ils m’ont répondu « On va aller 3 jours dans le bois et on va te faire une installation de plafonds suspendus », ce qui m’a enchanté . On a donc fait quelque chose de très anti-commercial. Par exemple je me souviens d’une photo où j’étais ligoté à un arbre avec du papier plastique, accroché comme un koala. Pourtant la première semaine on a vendu 32000 copies, sans aucune pub, ni aucune diffusion de mes chansons nulle part ! D’un coup ça s’est mis à exploser ! J’ai alors réalisé que ce qui était vraiment important c’était de suivre son instinct, et de se faire plaisir. De toutes façons je me suis toujours un peu foutu du plan marketing ou de l’idée de « Qu’est-ce qu’il faudrait faire pour bien vendre ». Le public a compris que cet état d’esprit faisait partie de ma personnalité. Lorsqu’il vient voir mes shows, qu’il écoute mes disques, c’est qu’il veut être bousculé, surpris, un peu dérangé même à la limite.


Tof : J’aimerais quand même bien que tu me parles plus en détails du spectacle « Mutantes », auquel on a attribué des tas de superlatifs … Et puis comment se passe le passage de méga grandes salles de spectacles au Québec, à de petits espaces comme la Boule Noire ?

Pierre Lapointe : Les spectacles qui précèdent la sortie des albums, c’est un peu ma spécialité. Déjà avant le tout premier opus éponyme, on en avait monté un durant deux ans, qui s’appelait « Petites chansons laides ». 4 mois après la sorie du CD, j’avais récidivé avec une démarche encore une fois totalement anti-commerciale. Imagine-toi que les spectateurs venaient voir un spectacle de Pierre Lapointe qui devait s’appeler « Dans la forêt des mal-aimés » , mais qu’ils se retrouvaient devant un visuel complètement différent : Il y avait une forêt en papier, on était tous habillés en blanc, c’était des sons électro, on avait fait de l’échantillonage, et tout ça sachant que mon premier album fait très chanson française ! Les gens venaient voir le spectacle qui devait servir de support à l’album « Pierre Lapointe » et découvraient en fait la « Forêt des Mal Aimés ». L’album « La Forêt des Mal Aimés » n’est finalement sorti qu’un an et demi après, avec l’orchestre métropolitain du Québec. On avait un show télé, la fermeture des Francofolies, un CD. On s’est retrouvés devant 180 000 personnes, et puis l’orchestre métropolitain derrière, c’est-à-dire 80 musiciens. Une grande apothéose. Après ça j’ai arrêté durant un an, et je me suis dit que désormais j’allais toujours faire comme ça, c’est-à-dire présenter un show avant de sortir un disque. Mais là je voulais mettre la barre encore plus haut, et j’ai décidé de faire un show de création de A à Z, avec uniquement des nouvelles chansons ou presque (sur 25 chansons il devait y en avoir 21 nouvelles). J’ai mis au défi le public de me suivre dans ce délire là et on l’a fait à la place des Arts, dans la plus grande salle qui a une capacité de 3000 places. On l’a fait 4 fois et les billets se sont vendus très rapidement. J’étais très heureux de voir que les gens suivaient et on a dit « Ben attendez-vous à tout et à rien, parce que nous qui allons être sur scène, allons être dans la même situation que vous ». On a fait un show de création total, à grand déploiement parce qu’on avait un budget qui était plus grand que pour l’Opéra de Montréal lorsqu’ il monte un show. C’était vraiment gigantesque ! Et puis on en a profité pour tester les chansons de « Sentiments Humains » dans une situation de stress extrême. Le spectacle avait été mis au point pendant un an, comme créé par un enfant qui aurait profité de jouets extraordinaires, de services de créateurs, et sans quasiment aucune limite. Comme si ça ne suffisait pas les journaux ont commencé à annoncer Mutantes comme « Le show du siècle », alors qu’aucun journaliste ne l’avait vu, et même pas nous !… Au final, il y a des gens qui en sont sortis outrés, et d’autres qui en m’adulant. Les deux extrêmes quoi : j’ai été démoli comme j’ai été encensé …! Il faut dire aussi que je suis arrivé avec une suggestion assez spéciale. Il y avait un décor ultra glacial. C’était l’univers de la Forêt des mal-aimés, donc quelque chose de très sombre et d’assez rock. Il y avait 8 musiciens sur scène dans une fosse, avec une espèce de gros mutant en miroirs qui descendait du plafond avec des éclairages ultra-fins très subtils, un peu à la Bob Wilson. C’était très étrange et je ne racontais pas d’histoire, seulement des chansons enchaînées avec un essai d’ambiance. Je suis sorti de cette aventure assez épuisé parce que la pression médiatique était très très forte et que j’avais dû tout de même encaisser pas mal de coups. Globalement ça a été plutôt bien reçu. Le spectacle a servi de pré-prod et m’a aidé à discerner les choses qui avaient fonctionné sur scène mais qui ne rendraient moins bien sur cd. Du coup on a fait des tas de changements. J’ai enlevé toutes les références qui faisaient appel à l’idée du Mutant et j’ai fait le disque « Sentiments Humains » avec un autre visuel que ce que j’avais exploité durant « Mutantes ». C’est vrai on a joué cet été devant 70 à 90 000 personnes, on a fait Montréal avec 3000 personnes et on joue aujourd’hui à la Boule Noire… Et bien pour moi c’est la même chose ! Chaque salle a sa qualité et son défaut, et le défaut de sa qualité. Il n’y a pas de différence pour moi c’est pas gênant. A chaque fois que j’ai fait des gros projets j’ai fait des projets dans des petites salles aussi …


Tof : Tu aurais pu faire 3 dates à la Cigale plutôt que 20 dates à la Boule Noire par exemple…

Pierre Lapointe : Justement on va jouer à la Cigale en Mars, ça y est c’est confirmé…! Pour la Boule Noire il fallait rester là longtemps pour faire bouger les journalistes ! En même temps c’est très appréciable de faire une petite salle comme ça. Le public du Québec qui me retrouve à Paris n’en revient pas de cette proximité soudaine, et puis ça permet aux français de me découvrir vraiment. Ils ne peuvent pas se dire « Il fait sa star » parce que c’est pas possible dans une petite salle comme ça. Moi je déconne beaucoup et je fais semblant constamment que je suis une grande star. J’essaie d’être drôle et décalé.

Tof : Oui d’ailleurs j’ai beaucoup lu que tu étais quelqu’un d’arrogant, hors on sait bien que les gens qui donnent cette impression sont en réalité des grands timides…

Pierre Lapointe : Tout à fait ! Quand j’ai chanté la première fois sur scène j’étais mort de peur. Je me suis dit que je ne parlerais pas parce que si jamais j’essayais j’aurais l’air d’un con. Pour ne pas arriver sans rien proposer d’original, je suis arrivé avec une petite boîte et j’ai déposé des figurines sur le piano. Je voulais que les gens comprennent qu’il se passait quelque chose d’étrange. J’ai chanté mes textes et je suis sorti de là complètement bleu ! Pourtant j’ai eu quand même droit à des réflexions du genre : « T’avais tellement l’air sûr de toi ! On aurait dit que tu faisais ça depuis l’âge de 3 ans … » Et là je me suis dit « Bon, si en état de panique c’est ce que je dégage, alors je n’irai pas à l’encontre de ça, il faut au contraire que j’en joue » Il ne fallait pas que j’essaie de faire semblant d’être super proche des gens parce que ça paraîtrait faux. Donc au début j’ai poussé là-dedans. J’ose penser que les gens sont assez brillants pour voir que je ne parlerais pas comme ça, je n’aurais pas cette attitude là, je ne travaillerais pas avec cette même équipe depuis 10 ans, et je n’écrirais pas des textes comme ça si je n’étais pas sans cesse dans l’introspection, le respect et l’ouverture à l’autre…

Tof : Lorsque je t’ai vu sur scène j’ai été assez surpris par le contraste entre des chansons assez sombres, assez « dépressives » même, et l’humour que tu mets entre chacune d’entre elles …
Pierre Lapointe :
C’est clair que mon premier réflexe est souvent d’aborder des sujets graves. C’est probablement pour ça que je réussis à gagner ma vie. Je les extériorise et je travaille là-dessus musicalement. Maintenant à mon avis pour que le public reste vraiment ouvert et qu’il ne soit pas trés vite assommé, il ne faut pas que le show devienne un pléonasme. Plus un public est attentif et plus il va être touché si j’arrive avec un texte grave… Mon but c’est exactement ça ! A un moment tu as vu que je dédie une chanson d’amour aux spectateurs qui viennent de se faire larguer… C’est quelque chose d’horrible, mais en même temps si je venais de me faire larguer, quand même ça me ferait rire, et puis ça m’aiderait à relativiser les choses. Je me dirais « Ben oui je viens de me faire larguer, je me sens comme de la merde, et puis après dans le fond …? » C’est mon attitude dans la vie, et je l’impose un peu au public. J’aime bien dire des choses qui ne se disent pas. Aaaaah putain, je me mets beau quand je suis sur scène, c’est une opération charme! Pourtant je veux aussi que les gens ne soient pas totalement à l’aise. Pour moi ce genre d’attitude est beaucoup plus vraie que juste être dans le pléonasme, projeter une image seulement, au lieu de projeter plusieurs images. C’est d’ailleurs mon problème en ce moment: je sens qu’on vient voir mon spectacle puis on écoute l’album. On s’attend à voir un tour de chant normal, et finalement ça part d’un titre rock à du piano-voix très à fleur de peau à une grosse connerie qui fait rire tout le monde. A un moment donné les gens sont un peu surpris. Et là mon problème c’est que si quelqu’un part au milieu du show, je ne serai pas sûr qu’il en a eu une bonne idée, ni une bonne image. Il faut rester jusqu’à la fin pour sentir l’espèce d’autodérision que je mets dedans.

Tof : Malgré tes chansons sombres, on ressent tout de même que ton spectacle et un spectacle sur la vie …

Pierre Lapointe : C’est souvent ça oui ! J’ai commencé à écrire parce que jeune j’ai pris conscience que je n’étais pas éternel et ça m’a fait « très chier » ! A l’époque je trouvais la vie très longue et je me disais « En plus d’être longue, on est sûrs qu’on va tous finir au même endroit » . J’ai fini par me dire que je n’avais pas le choix, que je devais fermer ma gueule, mais qu’en plus j’allais travailler pour que chacune des facettes de ma vie soit vécue pleinement en toute honnêteté, toute sincérité, et en m’efforçant d’avoir une vie extraordinaire. Et quand je dis extraordinaire c’est pour dire que je me suis donné le droit de vivre des choses. J’ai fait des choses qui paraissent impossible dans la tête de certaines personnes autour de moi, et puis j’ai dit « donnez-moi deux ans, vous allez me regarder d’une autre manière », pas avec une arrogance mais une confiance en moi parce que je me suis dit que toutes façons j’avais rien à perdre, puisque je vais mourir comme tout le monde. Et puis ça pour moi c’est un message de vie, c’est pas un message de mort.


Tof : Tu ne vois donc rien après la mort ? Mais alors à quoi penses-tu lorsque tu chantes « Je reviendrai » ?

Pierre Lapointe : Adolescent j’ai découvert Barbara et ça m’a vraiment beaucoup troublé. Je reste convaincu qu’on entend Barbara par mon souffle, parce que, souvent sans m’en rendre compte, je choisis des mots qu’elle aurait pu choisir. Seul au piano je fais des trucs qui ressemblent à du Barbara … Sur mon premier album il y a d’ailleurs une chanson qui s’appelle « Plaisirs dénudés », et qui est un vrai clin d’oeil. Et puis sur scène lorsque je chantais « Le mal de vivre » j’entendais son souffle dans mon oreille. Je me disais « c’est merveilleux, même morts notre souffle est encore dans l’oreille des gens » Ca m’avait énormément troublé, moi qui me suis toujours dit que je n’avais pas le choix de mourir mais que j’allais laisser des traces pour rester vivant … Cette chanson là de Barbara exprimait ça aussi ! Je me suis retrouvé à observer le travail d’un grand metteur en scène au Québec, et puis il y a une partie dans la pièce où un personnage cherche la voix de son père. C’est un personnage d’une quarantaine d’année qui trouve des vieux super 8, et qui engage une sourde et muette pour lui dire ce que son père défunt dit sur la bande. Du coup avec mon ordinateur je me dis que peux aussi refaire parler mes parents et que les gens de l’époque médiéval n’auraient jamais imaginé les moyens qui sont à notre disposition aujourd’hui. Si on avait décrit notre époque aux hommes de la Renaissance ils auraient dit, les hommes vont être des dieux, capables d’être là même morts ! Et puis leur image va rester jeune ! Si ça se trouve dans 100 ans on va pouvoir créer des hologrammes des gens morts et les côtoyer … Pourquoi pas ? C’est très étrange, je pense aussi qu’on est à une époque où on ressent peut-être inconsciemment la fin de notre civilisation, parce qu’on archive absolument tout, de manière excessive : On va voir un spectacle on le filme, on prend 300 photos avec nos appareils numériques. Bref, on prépare le moment où on va vouloir se rappeler. C’est très étrange. D’un point de vue historique l’idée d’archiver est assez récente … Les archives nationales, les films, tout ça semble être arrivé avec Internet. Pour moi ça c’est un besoin inconscient que l’être humain a de se prouver qu’il est vivant même s’il n’est plus. Un besoin de laisser des traces, comparable aux premières oeuvres d’Art. L’être humain est dans le même processus. Cette chanson là (« Je reviendrai »; Ndlr), si on regarde la première partie ça peut faire un peu « Je suis Jésus ». la vérité c’est que je parle de la civilisation actuelle où en fait on a tous envie de revenir, et où on a tous envie à la limite de figer notre jeunesse sur pellicule. On est conscient qu’on va être vieux, qu’on va finir morts, on est conscient qu’on va finir avec une couche au cul à 90 ans dans un foyer pour personnes âgées. Cette chanson là parle de ça …

Tof : Malgré les thèmes assez sombres de tes chansons, tu as beaucoup de gays dans ton public. Comment expliques-tu cela ?

Pierre Lapointe : Moi je n’ai pas l’impression qu’il y ait plus de gays ou d’hétéros. Maintenant mes chansons parlent des gens qui sont différents, je parle beaucoup du rejet. D’un point de vue personnel, même si j’ai du succès je sens que je peux entrer dans aucune case et ce n’est pas toujours facile. Si ça se trouve être gay c’est ça ! Pour moi, dire que mon public est plutôt gay, ce n’est pas un critère . Après c’est sûr que si je regarde le public de Brigitte Fontaine, je trouve aussi qu’il est constitué de pas mal de gays, mais je n’aime pas généraliser, c’est comme de dire « les gays ont du goût ». Je m’excuse mais je vis près du Village Gay à Montréal et quand je m’y promène, je vois que les vitrines sont très kitsch… Dire que les gays sont plus sensibles à des choses différentes, ce n’est pas vrai …

Tof : Qu’est-ce qui t’inspire pour tes textes ?

Pierre Lapointe : A peu près tout ! La vie. J’aime bien avoir des trucs assez ramassés, homogènes … Pour la Forêt des Mal-aimés, il y avait comme une ligne narrative qui était là. Souvent je vais fonctionner par surabondance d’informations. Je vais vivre avec de la musique, avec des objets, des shows que je vais aller voir, revoir et revoir souvent, qui vont me diriger souvent vers une même sensation. A un moment donné tout sort. J’écris souvent très rapidement. Cela donne des titres inspirés d’histoires de mes amis, de trucs que j’ai vécus, de rencontres qui m’ont déçues, de moments de tristesse ou de joie. La vie quoi !

Tof : Peux-tu me parler de ta chanson « Barcelone » ? Que s’y est-il donc passé ?Pierre Lapointe : Ca va être très court car je n’aime pas expliquer mes chansons, je préfère les laisser se magnifier dans la tête des gens …

Tof : Côté création , tu as un coté très frénétique. Je suis sûr que tu es déjà en train de penser au successeur de ton prochain album !
Pierre Lapointe :
Et bien, en ce moment j’ai deux projets qui sont en développement, mais j’attends toujours avant d’en parler… [Sourire]


Tof : Tes clips ne sont pas très nombreux. Est-ce que tu les réalises aussi ?
Pierre Lapointe :
En même temps sur seulement trois albums c’est un peu normal qu’il n’y ait pas énormément de clips … C’est des questions de budget aussi. Je ne réalise pas mais je choisis les réalisateurs et je décide de la direction qu’on va prendre. Pour des clips comme « qu’en est-il de la chance ? », influencé par le film de science-fiction Tron, et « deux par deux rassemblés », quelque chose de très éclaté, je travaille toujours avec la même équipe. Par contre celui qui a fait « Je reviendrai » et le prochain clip est un réalisateur avec qui j’avais déjà travaillé sur un documentaire autour du spectacle Mutantes, et qui fait une émission québecoise « Mange ta ville » (http://www.mangetaville.tv/ ; Ndlr), superbement bien filmée.

Tof : Sur Facebook, j’ai été interpellé par l’existence un groupe avec pétition, pour que tu sois plus programmé à la radio québecoise … Comment vois-tu cela et le contexte des radios canadiennes est-il différent de celui des radios françaises ?
Pierre Lapointe : Il y a radio canada et les radios communautaires et universitaires, qui heureusement me diffusent abondamment, mais aussitôt qu’il s’agit de cadrer dans un contexte, je ne cadre jamais, je ne suis pas accepté sur ces ondes. Il faudrait les appeler et leur demander ce qui ne va pas parce que moi je n’en ai aucune idée. Moi je ne suis jamais allé cogner aux portes des radios pour leur demander « qu’est-ce que vous attendez pour passer mes disques ? », je suis bien sans ça … A vrai dire, l’avenir se passe surtout dans les salles de concert. Et puis les shows constituent réellement une de mes forces, les gens viennent vraiment pour voir quelque chose de différent !

Tof : Dernière question, le spectacle de la Cigale va-t-il être le même que celui que tu viens de jouer à la Boule Noire ?
Pierre Lapointe : Ca va être semblable mais c’est sûr qu’en arrivant ici on a adapté un peu le spectacle. Au Québec on fait des grandes salles. En arrivant ici j’ai fait rajouter une section à l’avant de la scène; je me sentais coincé tellement il n’y a pas grand espace entre le fond de la salle et le bord de la scène ! Dans la formule du concert au Québec il y avait plus de chansons rock aussi. On va probablement refaire ça aussi pour la Cigale !

Merci d’avoir répondu à mes questions Pierre. Un bon moyen de mieux comprendre ton personnage, la façon dont tu as appréhendé le succès inattendu, et ton approche du monde des Arts en général … Le public sera au rendez-vous pour t’applaudir à la Cigale le 27 Mars 2010, un rendez-vous forcément surprenant !

EN SAVOIR PLUS : http://www.pierrelapointe.com/
La Chronique-CitéGAY de l’album « Sentiments Humains »

VIDEO PLUS :

Le superbe clip de Je reviendrai

Le bar des suicidés :

Pierre Lapointe à la Boule Noire le 15 Octobre 2009 : (copyright Paule Rémy, d’autres photos sur ladyp.fr) :





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