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Peter Greenaway :  »Personne en Russie ne veut admettre qu’Eisenstein était homosexuel »

Impeccable dans son costume à fines rayures, Peter Greenaway parle et parle encore. Sans pause ou presque. Une mine d’érudition, d’humour british, de réflexion pertinente et contradictoire sur le cinéma, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui (qu’il juge mourant). Invité d’honneur de la neuvième édition de Zoom Arrière, le festival patrimonial de la Cinémathèque de Toulouse (jusqu’au 16 mars), le cinéaste de 72 ans a multiplié les interventions. Deux jours de conférences sur l’ère numérique – illustrée par des extraits de différents travaux réalisés pour des musées ou des performances -, sur les peintres qui l’ont inspiré, sur l’art de lire les images et aussi, bien sûr, sur ce qui l’intéresse aujourd’hui plus que tout le reste, le seul inventeur de formes cinématographiques qui trouve grâce à ses yeux : Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein (1898-1948).

Au dernier Festival de Berlin, le réalisateur de Meurtre dans un jardin anglais présentait en compétition une vision personnelle, sulfureuse, iconoclaste, du séjour du cinéaste soviétique à Guanajuato, Mexique, à l’automne 1931 — là où il était censé tourner Que viva Mexico ! Dans Eisenstein à Guanajuato (qui sortira en France le 10 juin), Greenaway soutient la thèse d’une épiphanie amoureuse – et sexuelle – éprouvée par le génie bolchévique au contact de son guide mexicain. Et même d’un spectaculaire dépucelage : le drapeau rouge finit par se dresser sur le postérieur de l’auteur du Cuirassé Potemkine, joué par l’acteur finlandais Elmer Bäck.
L’homosexualité d’Eisenstein est une vieille lune (si j’ose dire), fortement suggérée par la symbolique de ses images (marins torse poil et canons qui déchargent dans tous les sens, pour ne citer que le fameux Cuirassé) comme par ses quatre cents coups répétés (c’est une image) avec Edouard Tissé (son chef-op) et Grigori Alexandrov (son assistant). Mais l’homosexualité était un crime dans l’URSS de Staline et Eisenstein épousa sagement Pera Atasheva, sa secrétaire – mariage jamais consommé, dit-on. « Mon film a été invité en ouverture du Festival de Moscou, rigole Peter Greenaway. Mais je sais que les Russes ne l’ont pas encore vu. J’attends de voir la tête de Nikita Mikhalkov ! » En attendant les réactions officielles – les médias russes s’effarouchent déjà – gros plan sur une passion : Sergueï Mikhaïlovitch par Peter.

La découverte

J’ai découvert Eisenstein vers 17 ans. Dans mon lycée, comme dans chaque classe, il y avait un gamin trop gros, moqué et ostracisé par mes camarades, mais silencieux et plutôt malin, peut-être parce qu’ostracisé… Il m’encourageait à aller dans un cinéma de l’East End de Londres, qui passait des films érotiques, mais pas seulement. On séchait le sport, et un mercredi après-midi, sans doute de 1959, je me suis retrouvé devant La Grève. Je savais vaguement avant d’entrer qu’il s’agissait d’un film soviétique, mais rien de plus. J’ai été stupéfait. Et plus stupéfait encore d’apprendre que le film avait été réalisé par un garçon de 26 ans. J’ai été saisi par sa violence et sa rapidité : il était plus violent qu’un film américain, et tout allait si vite, en deux ou trois minutes il pouvait y avoir cinquante plans !

J’ai complété mon éducation cinéphile, ce qui était moins facile à l’époque qu’aujourd’hui. J’ai vu les films des autres Russes : Poudovkine qui est assez lourd, Dovjenko, beau mais souvent très ennuyeux – ses interminables plans de pommes sur des pommiers ! -, Vertov, plus allemand que russe. Eisenstein restait toujours tout en haut. Je ne pensais pas devenir cinéaste, je n’avais aucune connexion familiale avec le cinéma. J’ai fait une école d’art, j’ai commencé à peindre. Eisenstein était à l’époque une influence picturale : j’ai peint plusieurs portraits de lui, souvent des triptyques très CinemaScope où d’un côté je reproduisais le rouge du drapeau bolchévique, de l’autre un plan d’un film – par exemple le petit garçon qui agite son mouchoir sur le trône de Nicolas II dans Octobre. Une de mes expositions s’est intitulée : « Eisenstein au Palais d’hiver ». Tout se mélangeait : mon admiration pour le cinéaste, mon engagement politique – une petite amie communiste me traînait alors à des marches contre l’atome -, l’influence du Pop Art. J’ai vendu pas mal de ces toiles. J’en ai perdu aussi. Dans mon atelier d’alors, dès qu’il pleuvait, tout pourrissait ! »

De Londres à Guanajuato

Eisenstein ne m’a pas quitté. Tout au long de ces années, j’ai lu tout ce qu’il était possible de lire sur lui. D’innombrables biographies, bien sûr : celle de la critique anglaise Marie Seton, qui l’a rencontré, a longtemps fait autorité, mais je la trouve peu fiable. Des textes d’Eisenstein lui-même, très parcellaires sur sa vie. J’ai visité sa bibliothèque, qui est très énigmatique : plus de 20 000 ouvrages, le plus souvent annotés, rangés selon une méthode impénétrable, une BD de Donald est à côté de la Bible ! Et puis le hasard m’a conduit à Guanajuato, à 300 kilomètres de Mexico city, où j’ai présenté un opéra, Cent et un objets pour représenter le monde. Etre sur le lieu où Eisenstein avait vécu sa « liaison dangereuse » [Greenaway dit l’expression en français] avec son guide… J’ai longtemps pensé que les films sur le cinéma étaient un peu incestueux – le meilleur, à mes yeux, reste Huit et demi. Mais peu à peu, j’ai accepté l’idée de raconter la vie de quelques-uns de mes héros, Goltzius graveur du XVIe siècle, Rembrandt. Pourquoi pas Eisenstein… ? Je me suis identifié, aussi : un cinéaste qui a du mal à faire son film, ça parle aux autres cinéastes ! J’ai écrit le scénario très vite. Guanajuato, où nous avons tourné, est un décor formidable : la ville est bâtie sur des mines d’argent. Pour mon Eisenstein, les tunnels qui la parcourent sont comme les cercles de l’Enfer de Dante… »

Ce qui s’est passé au Mexique

On me dit que ce que je raconte ne se trouve dans aucune biographie d’Eisenstein. J’ai le sentiment qu’ll est dans toutes ! Personne en Russie ne veut admettre qu’Eisenstein était homosexuel, mais sa correspondance avec Pera, que j’ai choisi de traiter sous la forme d’échanges téléphoniques, est assez précise sur ce qui s’est passé à Guanajuato. Eisenstein n’aimait pas son corps. Il se trouvait trop gros, trop laid, ne pouvait pas imaginer qu’on puisse l’aimer pour son corps. Il se voyait comme un clown, il disait qu’on le comprendrait mieux s’il portait un nez rouge. Il portait des pantalons de golf, souvent des pulls angora roses, ses manches étaient toujours trop longues, et puis sa coiffure, franchement, ce n’est pas naturel : il devait se brosser les cheveux tous les jours ! Et puis est arrivé Guanajuato.

De toute façon, ma thèse est plus large : ce qui se passe à l’automne 1931, au Mexique, mêle Eros et Thanatos – Eisenstein se rend à Guanajuato pour la fête des morts. Ce qu’il vit là-bas le change à jamais. Ses trois premiers films (La Grève, Le Cuirassé Potemkine, Octobre) parlent d’idées, de groupes, presque jamais d’émotions individuelles. Les derniers (Alexandre Nevski et Ivan le Terrible) sont sur des individus. Le spectateur peut même s’identifier à la princesse amoureuse d’Ivan, ce qui n’était pas possible dans les premiers films. Je me suis posé la question : comment cette homme intéressé par le collectivisme et la propagande finit par s’intéresser au problème des individus. J’imagine que c’est le résultat des trois ans loin de Moscou, loin de la main de fer de Staline, obstinément posée sur son épaule. Staline invitait souvent Eisenstein à petit-déjeuner au Kremlin, ils parlaient cinéma, dont le pouvoir sur les masses était connu depuis Lénine. Staline lui a permis de faire du cinéma, mais en le contrôlant étroitement. Leur relation est unique : Maïakovski s’est suicidé, Meyerhold a été tué en prison, Chostakovitch persécuté et sa musique interdite. Eisenstein a été menacé, mais il n’a jamais été emprisonné, il n’a pas fini en Sibérie… »

La Suisse et Hollywood

« Après ce premier film, j’envisage une trilogie : Eisenstein à l’étranger. Le prochain volet, ce sera l’aventure suisse : quand Eisenstein quitte l’URSS, en 1928, c’est pour visiter l’Europe, puis se rendre au premier Congrès international du cinéma indépendant à La Sarraz. Vertov a été invité, mais il a un tournage, à Minsk je crois, et il passe l’invitation à Eisenstein. Celui-ci part avec Alexandrov et Tissé, ils sont inséparables, ce sont les trois mousquetaires ! Est-ce qu’Eisenstein couchait avec Alexandrov ? J’imagine plus une relation à la Fellini-Mastroianni, il envoyait Alexandrov vivre les aventures dont il ne se sentait pas capable. En Suisse, les trois mousquetaires sont poursuivis par la police, puisque le pays ne reconnaît pas l’Union soviétique, mais ils sont cachés et protégés par un industriel qui rêve d’inventer un industrie du cinéma autour du Lac Léman : pour lui, Eisenstein, et surtout Alexandrov, réalisent un film sur un avortement. Et il y a aussi la légende de ce film mythique, Tempête sur La Sarraz, qu’Eisenstein aurait peut-être tourné avec les autres festivaliers, mais dont on a perdu toute trace.

Le volet suivant parlera d’Eisenstein à Hollywood. Il quitte l’Europe pour les Etats-Unis : il a un contrat avec la Paramount, et il travaille sur une dizaine de projets : une adaptation de L’Or, de Cendrars, un film futuriste inspiré par le choc de la vision de Metropolis – il rêve d’une ville dont les buildings transparents révéleraient les clivages de classe ; il pense à adapter H.G. Wells, Kipling, Dreiser, il a pensé aussi porter à l’écran Le Capital, la Paramount est moins convaincue. Mais Eisenstein n’était pas assez discipliné, il disparaissait subitement alors qu’on l’attendait en réunion. Et puis des sénateurs ont monté une cabale contre lui, accusant le studio de devenir l’agent des communistes. Finalement, avec l’aide de Chaplin, Eisenstein a rencontré le romancier de gauche Upton Sinclair, qui lui a proposé d’aller tourner un film au Mexique. Le Mexique, c’était le lieu de vacances – et de débauche – des gens d’Hollywood… Eisenstein s’est dit qu’il ne pouvait décemment rentrer en URSS sans avoir rien tourné. On sait qu’au terme d’un très, très long tournage – 70 heures de rushes -, obligé de rentrer en URSS, il n’a pas pu finir Que Viva Mexico !

Pendant son séjour en Europe et aux Etats-Unis, Eisenstein a rencontré un nombre incalculable de célébrités, de Jean Cocteau – qui l’a emmené à Marseille en Bugatti bleue ! – à Walt Disney, qu’il admirait énormément – il jugeait qu’il avait su se libérer de la contrainte de la caméra. Donc, j’accompagnerai les deux films par un projet multimedia, The Eisenstein handshakes – les poignées de mains d’Eisenstein. Cent films de cinq minutes sur les rencontres d’Eisenstein avec des artistes – on vient de finir le segment concernant Gertrude Stein… Il sera prêt, je l’espère, pour l’expo Greenaway on Eisenstein, qui se tiendra à l’été 2016 à Amsterdam où je vis depuis vingt ans. Aurai-je le temps de tourner les films ? Je ne sais pas, j’ai aussi un projet très avancé sur la jeunesse de Brancusi. Et les Russes veulent financer un film que je tournerais avec Depardieu sur les voyages d’Alexandre Dumas en Russie. Sans compter que les célébrations du centenaire de la Révolution vont arriver ! »

Source : Télérama




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